Les autres conflits d’intérêts du maire d’Eastman: la CMQ savait

Selon toute vraisemblance, la Commission municipale du Québec (CMQ) était au courant des nombreux manquements au code d’éthique et déontologie du maire d’Eastman.

Eastman — Selon toute vraisemblance, la Commission municipale du Québec (CMQ) était au courant des nombreux manquements au code d’éthique et déontologie du maire d’Eastman exposés dans le dossier de La Tribune publié en octobre dernier ainsi que de nouveaux conflits d’intérêts mis en lumière dans ce présent dossier, et pourtant, elle n’en a pas fait mention dans son jugement.


« Ce que vous évoquez et ce qui a été allégué a été analysé durant toute l’enquête de la Commission », a déclaré la porte-parole de la CMQ, Isabelle Rivoal, lorsque La Tribune a fait un suivi pour savoir si la CMQ comptait rouvrir le dossier après la publication d’octobre.

Après lui avoir fait état de l’existence de nouvelles situations pour lesquelles le maire de la municipalité se serait possiblement placé en situation de conflit d’intérêts, La Tribune a relancé la CMQ, organisme qui a pour mission d’améliorer la gouvernance, la gestion et la confiance des citoyens dans leurs institutions. La réponse a été sensiblement la même.

« Cet enjeu a été regardé et analysé lors de l’enquête, à la lumière de la preuve disponible, de son caractère probant et de la jurisprudence », a répondu Mme Rivoal.

La CMQ ne fait pas mention de ces manquements à l’éthique lorsqu’elle suspend le maire pour 20 jours à cause d’un conflit d’intérêts indirect.

Rappelons que la CMQ est l’organisme responsable d’enquêter et sanctionner, le cas échéant, les manquements commis par un élu municipal aux règles prévues dans le Code d’éthique et de déontologie de sa municipalité.

La ministre des Affaires municipales et de l’Habitation du Québec, Andrée Laforest, n’a pas voulu commenter le dossier prétextant que la CMQ est « un tribunal administratif indépendant », mais de façon générale, l’attachée de presse de Mme Laforest affirme que « toutes les questions d’éthique et déontologie en milieu municipal préoccupent particulièrement la ministre ».

La CMQ est en effet un organisme-conseil pour le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation. 

Ex-enquêteur du crime organisé à la GRC ainsi qu’auprès du Bureau d’enquête et d’inspection anticorruption de l’Inspecteur général des Nations Unies, Guy Bourassa, maintenant à la retraite et citoyen d’Eastman, a écrit à la ministre Laforest, car il estime qu’il y a suffisamment d’irrégularités dans l’enquête de la CMQ pour justifier sa révision. 

« Il importe de faire toute la lumière sur cette affaire pour conserver la confiance des citoyens dans leurs institutions », plaide-t-il, allant même jusqu’à demander la démission du président de la CMQ qui a défendu le travail de son équipe dans le dossier du maire d’Eastman.

La ministre Laforest n’a pas répondu aux courriels de M. Bourassa.

Une autre citoyenne qui a pris connaissance du dossier publié en octobre demande : « Dans combien d’autres petites municipalités la politique municipale sert des individus qui utilisent leur position pour servir leurs intérêts? » Et ce, sans que la CMQ agisse?, demande-t-elle.

Une demande en contrôle judiciaire est le seul recours possible à l’égard de la CMQ, répond le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation. De manière générale, ce recours vise à permettre à la Cour supérieure de déterminer si la CMQ a rendu une décision raisonnable sur les manquements en déontologie qui faisaient l’objet de l’enquête.

Une nouvelle situation d’apparence de conflit d’intérêts 

Propriétaire d’un terrain de 146 acres dans le secteur Khartoum à Eastman, le maire de la municipalité, Yvon Laramée, profite d’un changement d’affectation du territoire. Résultant d’un long processus dans lequel il a été impliqué de différentes façons, le changement d’affectation de zonage a fait bondir la valeur de son terrain désormais situé dans une zone constructible alors que le secteur était jadis une zone non constructible, selon le plan d’urbanisme.

Dans ce plan adopté en juillet 2012, on peut lire que « l’affectation rurale-forestière couvre le secteur sud-ouest de la municipalité, localisé au sud de l’autoroute 10, ainsi que le secteur Khartoum situé au nord. Sa vocation est reliée à la foresterie et à l’usage résidentiel de très faible densité. Néanmoins, dans le secteur Khartoum, aucune résidence ni chemin d’accès ne pourront être construits. »

Le secteur Khartoum, protégé à cause de sa fragilité, avait été délimité après que la municipalité d’Eastman ainsi que l’Association des propriétaires du lac Parker eurent manifesté la volonté d’acquérir des connaissances sur les milieux humides situés, notamment, aux pourtours du ruisseau Khartoum et que, dans cette optique, la municipalité eut mandaté, en 2011, le Regroupement des associations pour la protection de l’environnement des lacs et des cours d’eau de l’Estrie et du haut bassin de la rivière Saint-François (RAPPEL) afin d’en effectuer la caractérisation. Le mandat consistait notamment à délimiter et caractériser les milieux humides et identifier les problématiques à même d’affecter l’état du milieu.

Mais en 2017, l’adoption du règlement 13-16-1 par la municipalité a fait en sorte que l’affectation du secteur Khartoum est passée de « rurale-forestière » à simplement « rurale » dans un souci d’harmonisation à la dernière version du schéma d’aménagement de la MRC Memphrémagog. 

Dans la conversion d’affectation faite par la municipalité d’Eastman, la mention interdisant la construction de toute résidence et chemin d’accès est disparue.

Le conseil des maires de la MRC avait adopté les modifications des affectations du territoire (règlement 13-16-1) le 16 juin 2016, lors d’une assemblée à laquelle le maire Laramée était présent, et le règlement est entré en vigueur le 18 août 2016.

Intérêts pécuniaires liés au secteur

Rappelons que Yvon Laramée est au conseil municipal depuis une trentaine d’années, d’abord à titre de conseiller, et, depuis 2013, à titre de maire.

Malgré sa déclaration d’intérêts pécuniaires mentionnant son terrain sur le chemin Khartoum, le maire Laramée est présent à différentes étapes menant à la modification de l’affectation de zonage.  

Selon les procès-verbaux du 5 septembre 2017, l’avis de motion et l’adoption du premier projet de différents règlements (incluant le règlement 2017-06 amendant le plan d’urbanisme en permettant d’incorporer les dispositions du règlement 13-16-1, qui prévoit la conversion de la zone rurale-forestière en zone rurale) sont adoptés sans que le maire ne se retire. 

La date de l’assemblée de consultation est fixée au 2 octobre 2017. « Habituellement, ce genre d’assemblée se déroule à 19 h, mais le conseil a décidé exceptionnellement de planifier la rencontre pour 18 h. Quand je suis arrivé avec mon ami à 18 h 50, il y avait uniquement les membres du conseil municipal et on nous a dit que l’assemblée était terminée », raconte Claude Desautels, résident Eastman.

Le maire confirme qu’aucun citoyen n’a assisté à l’assemblée. « S’il n’y a pas eu personne, ce n’est pas nous qui décidons. Nos consultations se tiennent toujours avant nos assemblées régulières. C’est comme ça », répond Yvon Laramée.

La municipalité spécifie que l’avis public d’assemblée de consultation a été diffusé selon les règles de l’art, annonçant la séance à 18 h. Notons que les séances ordinaires du conseil municipal débutent à 19 h 30.

Une portion des changements de règlement est adoptée le soir même de l’assemblée. 

L’adoption finale du règlement 2017-06 amendant le plan d’urbanisme 2012-07 est adoptée à l’unanimité en présence du maire le mois suivant, selon les procès-verbaux du 13 novembre 2017.

« Un mois avant l’assemblée de consultation environ, on nous avait présenté les changements de règlements qui s’en venaient comme une formalité pour se conformer au schéma d’aménagement de la MRC de Memphrémagog. C’était présenté comme s’il n’y avait pas de conséquence. La zone rurale-forestière est devenue rurale sans débat, sans explication, sans dire à la population les changements importants que ça impliquait, comme le fait que le secteur Khartoum passait de zone non constructible à zone où il était permis de construire des résidences. Le changement s’est fait sans que la population puisse s’exprimer », précise M. Desautels, faisant un lien avec le jugement de la Cour d’appel contre la Ville de Sutton par lequel le plus haut tribunal de la province a annulé une série de règlements adoptés sans respecter la procédure d’adoption d’une loi par la municipalité.

« Les municipalités doivent donner un minimum d’informations sur les conséquences des changements de règlements. C’est clair ici qu’il y a des éléments qui n’ont pas été dits », conclut M. Desaultels. 

« Le fait que la rencontre soit à une heure inhabituelle, soit 1 h 30 avant le conseil, que le document présentant les changements compte une soixantaine de pages et que certains changements soient adoptés la même soirée suggère que l’assemblée de consultation ne permet pas réellement d’influencer le processus », renchérit un citoyen désirant demeurer anonyme, ajoutant qu’un élément qui avait fait pencher la Cour d’appel dans le dossier de Sutton était que l’information pertinente était noyée dans une mer de dispositions. 

« La complexité du processus rendait manifestement illusoire l’exercice des droits démocratiques de ses citoyens », avait conclu, en 2018, la Cour d’appel.

Le maire se retire à une seule étape dans ce dossier, c’est-à-dire lors du conseil du 2 octobre 2017 alors que le règlement touchant à la dimension du lotissement est adopté (règlement 2017-09).

Bond de la valeur des terrains

Acquis en 2004 au prix de 75 000 $, les lots en bordure du chemin Khartoum appartenant au maire Laramée et à des membres de sa famille (2236063 et 2235996) sont passés d’une valeur de 192 700 $ en 2016 à 390 600 $ en 2017, selon l’évaluation foncière de la municipalité, ce qui représente un bond de 103 %.

L’augmentation foncière pour la même période pour l’ensemble du territoire d’Eastman a été de 13,6 % et pour ce qui est des terrains vacants uniquement, la hausse est de 29,7 %, selon la firme d’évaluation J.P. Cadrin et Ass. Inc. 

Pour ce qui est de la juste valeur marchande, si on se fie aux prix de vente demandés pour les terrains en vente sur le chemin Khartoum, il est raisonnable d’estimer qu’elle est supérieure à la valeur foncière.  

Autres décisions concernant le chemin Khartoum

Avant ce changement de règlement, le conseil municipal a adopté plusieurs résolutions touchant le secteur Khartoum sans que le maire se retire, même s’il avait fait mention dans ses déclarations d’intérêts pécuniaires qu’il est propriétaire, avec des membres de sa famille, d’un terrain sur le chemin Khartoum. Par exemple, selon les procès-verbaux du 6 septembre 2016, le conseil municipal autorise la réfection du chemin Khartoum pour un montant maximal de 90 000 $.

Selon les procès-verbaux du 17 novembre 2016, l’adjudication du contrat pour les travaux sur le chemin Khartoum est aussi faite en présence du maire.

Aussi, selon les procès-verbaux du 16 mai 2017, le conseil municipal autorise le passage de la ligne Bell/Hydro-Québec sur le chemin Khartoum et la pose de la couche de finition sur le chemin Khartoum sans que le maire se retire. Dans la première résolution, il est souligné que « la possibilité de modifier le règlement de zonage pour permettre l’installation en milieu humide soit évaluée ».  

Aussi, lorsque Eastman devient propriétaire du secteur Khartoum, en 1989, aucune circulation n’était permise sur le chemin Khartoum en hiver à l’exception des motoneiges. Finalement, le chemin Khartoum est ouvert à l’année à la suite d’une transaction et quittance intervenue entre Germain Lapalme et Fils inc. (9154-7208 Québec inc.) et la Municipalité d’Eastman au début des années 2010. Au nom de la municipalité, M. Laramée, qui était conseiller municipal à l’époque, est impliqué dans le dossier. C’est notamment lui qui répond aux questions des citoyens à ce sujet, selon les procès-verbaux du 11 janvier 2011.