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Niveau niveau par-ci

CHRONIQUE / «Vous devez connaître cette locution maudite et fourre-tout sans laquelle tant de personnes ne parviennent pas à ficeler une phrase. Je parle d’"au niveau de". Exemple: le cancer s’est répandu au niveau du foie, des poumons, etc. [Jean-Marc Pagé, Saguenay]»


J’ai déjà parlé de ce problème dans ma chronique du 5 décembre 2003 et du 17 décembre 2016. Ce mauvais usage qui ne veut pas disparaître ne date donc pas d’hier. Sachez aussi qu’il affecte toute la francophonie, tellement que le Petit Robert en fait mention, en précisant qu’il s’agit d’un emploi critiqué.

À l’université, l’utilisation abusive d’«au niveau de» faisait partie des premières notions enseignées à ceux et celles qui, comme moi, se destinaient à une carrière en communication écrite. Ce qui nous ramène presque 30 ans en arrière et, malheureusement, le galvaudage de la locution est resté entier.

Mais qu’est-ce qu’un niveau? C’est d’abord une hauteur, un degré d’élévation par rapport à une valeur de référence. C’est ainsi qu’on parle du niveau de la mer, du niveau d’essence dans une voiture, de niveaux bas ou élevés.

Dans un sens figuré, «niveau» apporte une idée de degré comparatif ou de rang, ce qui donne des expressions telles «niveau social, intellectuel, inférieur, supérieur», «niveau de langue», «niveau de vie», «athlètes de haut niveau, de même niveau»...

Donc, pour utiliser «au niveau de», il faut qu’il y ait quelque part une idée de hauteur, de degré, de rang ou de comparaison.

«Tu les trouveras dans cette étagère, au niveau des épices.»

«Samuel doit travailler davantage pour être au niveau du reste de la classe.»

«La fusée est tombée en panne au niveau de la stratosphère.»

Mais jamais, au grand jamais «au niveau de» n’a voulu dire «dans le domaine de», «en matière de», «en ce qui concerne», «sur le plan de», «quant à», «au sujet de», «pour ce qui est de»... C’est cette erreur qui est commise dans les deux phrases qui suivent.

«La situation s’est améliorée au niveau de l’économie.»

«Je n’en sais pas assez au niveau des assurances.»

La bonne nouvelle, c’est non seulement que les locutions de rechange sont nombreuses, mais que, très souvent, une simple préposition comme «à», «pour», «dans», «sur», «avec» et «chez» fait très bien l’affaire. En fait, la plupart du temps, «au niveau de» alourdit inutilement la phrase.

«La situation s’est améliorée avec l’économie.»

«Je n’en sais pas assez sur les assurances.»

«J’ai subi une opération au cœur [et non "au niveau du cœur"].»

«Chez les employés, la déception était grande [et non "au niveau des employés"].»

«La pandémie l’a privée d’un suivi plus personnalisé dans son entraînement [au lieu d’"au niveau de son entraînement"].»

D’où vient cet abus de langage? La dérive s’est probablement amorcée lorsqu’on utilisait «au niveau de» dans un contexte où la notion d’échelon ou de degré n’était pas forcément claire. Par exemple, si je vous parle d’une sensibilisation au niveau des employés, comprendrez-vous automatiquement que, dans mon esprit, il y a une pyramide où employés, cadres, propriétaires et actionnaires occupent chacun un échelon hiérarchique? De même, si un médecin dit que la douleur de son patient se manifeste au niveau de l’aine, percevez-vous qu’il voit dans son esprit une planche anatomique du corps humain à la verticale?

Sachez aussi que les formules «au niveau fédéral» et «au niveau provincial» sont critiquées, car il n’y a pas de hiérarchie entre les deux gouvernements à proprement parler, chacun étant souverain dans ses champs de compétences. On préfère donc parler d’ordres de gouvernement plutôt que de niveaux.

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«Encore récemment, un ministre mentionnait que quelque chose était "excessivement important". Il me semble que l’excès est un surplus par rapport à la normale. Politiciens et journalistes recourent à cet adverbe trop souvent selon moi [Germain Lafleur, Québec].»

Voici une autre erreur courante qui ne veut pas disparaître, puisque j’ai abordé ce sujet dans ma chronique du 9 février 2007.

On oublie qu’«excessivement» vient de l’adjectif «excessif», c’est-à-dire trop! Il est donc souvent inapproprié de parler de choses ou de personnes excessivement bonnes, importantes, heureuses, humaines, émues, fortes, audacieuses, sages... On privilégiera plutôt des adverbes positifs ou neutres, comme «très», «extrêmement», «infiniment», «immensément»...

Mais il peut arriver qu’une mère soit excessivement (trop) généreuse avec ses enfants, qu’un juge soit excessivement clément envers l’accusé, qu’un ennemi devienne excessivement gentil pour que cela semble sincère. Le contexte, vous le voyez, peut jouer un rôle important.

D’où vient cette confusion avec «excessivement»? Peut-être de l’anglais. Quand je regarde dans mon «Robert & Collins» au mot «excessively», il me donne «extrêmement» et «infiniment» parmi les traductions. Mais la Banque de dépannage linguistique explique que l’adverbe «excessivement» est parfois employé, dans la langue courante comme dans la langue littéraire, avec le sens de «très, tout à fait», et ce, depuis le début du XVIIIe siècle. La BDL n’encourage pas toutefois cette acception.

«Il ne paraît pas utile de consacrer [cette extension de sens] puisqu’elle peut entraîner une confusion sémantique dans certains contextes», écrit-on, avec comme exemple la phrase: «Cette voiture est excessivement chère.» 

«Doit-on comprendre que la voiture est simplement très chère ou que son prix de vente est beaucoup trop élevé par rapport à sa valeur réelle ou à nos propres moyens financiers? demande la BDL. Il est donc préférable de s’en tenir aux significations premières de chacun des adverbes (extrêmement=très; excessivement=trop) afin d’éviter toute confusion.»

Perles de la semaine

Vous n’avez pas encore écouté le «Bêtisier 2020» d’Olivier Niquet? Je vous le recommande fortement. Voici quelques extraits de ses dix meilleurs lapsus de l’année pour vous mettre en appétit.

«C’est une bande de fous de toute façon. C’est un régime tyranien.»

«Monsieur Trudeau a insisté sur le fait qu’il restait encore beaucoup de questions aux réponses qu’il se pose.»

«C’est comme le serpent qui se mord la couille... la queue, dis-je bien!»

«Je me suis équipé, j’ai des masques, le fameux masque AK95... Faut faire attention!»

«Le constat d’échec est sur la capacité des utilisateurs à prendre leurs responsabilités pour que leur stationnette soit bien trottinée.»

Questions ou commentaires? Steve.bergeron@latribune.qc.ca.