Chronique|

Le jour le plus sombre

ÉDITORIAL / On avait beau se douter que quelque chose du genre allait se produire. Mais ce qu’on a vu mercredi à Washington dépasse l’entendement.


Le pays qu’on a longtemps considéré comme la plus grande démocratie du monde prenait des airs de république de bananes ou de nation instable. Ce qu’on y a vu n’était rien de moins qu’une tentative de coup d’État, mais surtout, la désespérante conséquence de quatre ans de règne d’un président indigne. Et mentalement déséquilibré.

C’est un 6 janvier qui passera tristement à l’histoire chez nos voisins du sud. Le dépouillement des votes des grands électeurs, qui ne devait être qu’une formalité réunissant les deux entités qui forment le Congrès – le Sénat et la Chambre des représentants –, a été brusquement interrompu au Capitole. Des manifestants encouragés par Donald Trump depuis des semaines et encore plus intensément le matin même, ont pris d’assaut l’imposant édifice.

Les images des politiciens incrédules, des manifestants circulant librement à l’intérieur du Capitole, brandissant des drapeaux confédérés ou d’autres à la gloire de Trump, brisant des fenêtres et occupant le plancher des deux chambres ou les bureaux de certains titulaires de fonctions parlementaires, frappaient l’imaginaire. C’était à la fois un rappel du déclin de l’empire américain... et des invasions barbares.

Il faut appeler un chat un chat: ce qui s’est passé mercredi était une insurrection. Elle était latente et a été déclenchée par Donald Trump lui-même. C’est, au fond, l’apogée du trumpisme. Le résultat de quatre années passées à dénigrer les adversaires politiques, les alliés mous, les médias, le système électoral, la démocratie elle-même.

Il y a un peu plus de quatre ans, la candidate démocrate Hillary Clinton avait dû s’excuser après avoir qualifié une partie des partisans de Trump de «deplorables». Aujourd’hui, on se rend compte que c’était un euphémisme.

Le président défait a savamment entretenu la colère et l’indignation de cette base militante hétéroclite à grands coups de mensonges, de demi-vérités, d’accusations non fondées et de faits alternatifs. Après avoir semé pendant quatre ans le vent du populisme, il récolte ces jours-ci la violence de la bêtise.

Il se trouve, aux États-Unis, 74 millions d’électeurs qui ont sciemment voté pour cet homme. Ce ne sont pas tous des imbéciles. Mais les gestes posés mercredi démontrent qu’il se trouve parmi ceux-ci plusieurs individus vulnérables, prêts à croire n’importe quoi pourvu que ce soit avancé ou endossé par Trump. Notamment le fait que la science est accessoire dans les prises de décisions, que les médias sont tous corrompus et ne produisent que des fake news, que l’élection du 3 novembre était une vaste fraude, que les démocrates sont tous des socialistes d’extrême gauche.

Ce même Donald Trump a été un des derniers à lancer un appel au calme mercredi. Et encore, en était-ce vraiment un? En même temps qu’il demandait aux émeutiers de rentrer chez eux dans le calme, il leur disait: «On vous aime, vous êtes très spéciaux!».

Normalement, le chef d’État d’une nation qui voit le siège de son gouvernement pris d’assaut par des criminels doit se lever pour condamner de tels actes et appeler à l’unité. Rien de cela n’a été fait. Des sénateurs influents l’ont fait. Des anciens présidents aussi. Le président élu Joe Biden était aussi percutant que pertinent dans son message à la population, dans la foulée des événements séditieux qui marquaient au fer rouge la journée du 6 janvier.

Le problème, c’est qu’on ne sait pas si les scènes auxquelles on a assisté avec stupeur mercredi marquaient la fin de quelque chose ou le début de quelque chose.

L’entêtement de Donald Trump pourrait ne pas avoir de fin et la mobilisation de sa base militante pourrait se traduire par d’autres atteintes aux institutions et à la démocratie. Par contre, les événements ont à ce point secoué les membres du Congrès qu’on pourrait voir émerger une nouvelle solidarité. Déjà, des sénateurs opposés à la certification du vote des grands électeurs dans certains États ont fait volte-face et se sont ralliés à la procédure constitutionnelle.

L’échec de la contestation du décompte des votes des grands électeurs vient paver la voie à l’investiture de Joe Biden. On croyait que ce dernier héritait d’un pays profondément divisé, mais on ne se doutait pas qu’il allait devoir entrer en fonction dans un contexte de violence exacerbée.

Mince consolation, sa victoire est totale, surtout avec la confirmation des gains démocrates pour les deux sièges de la Géorgie au Sénat. Les démocrates ont non seulement la présidence, mais ont la majorité à la Chambre des représentants et, depuis la projection de la victoire de Raphael Warnock et de Jon Ossoff, le contrôle du Sénat, grâce au vote prépondérant de la vice-présidente Kamala Harris compte tenu de l’égalité 50-50 entre républicains et démocrates.

Que les démocrates aient les coudées franches est une chose, mais ce dont ce pays a besoin, plus que jamais, est de replacer l’intérêt supérieur de la nation au centre des décisions. Et non l’intérêt supérieur d’un individu.

Donald Trump n’est pas le seul responsable des événements qui se sont produits à Washington mercredi. Mais il en est l’artisan. L’inspiration. C’est l’héritage le plus répugnant qu’un président puisse laisser.

Le 6 janvier devait être un jour symbolique dans la transition présidentielle. Cela s’est finalement avéré être le jour le plus sombre de l’histoire contemporaine des États-Unis.